« Rien ne détruit aussi minutieusement que le progrès »

La construction du Réseau Express Régional et autres grands travaux

Autoroutes, tunnels, viaducs, chemins de fer, lignes à grande vitesse, métros… les veines de la circulation, les veines du corps de cette société, les artères de sang qui font tourner l’économie. Et là où il y a un encombrement, où la fluidité baisse, le chemin est dégagé, on construit, on creuse, on réaménage. Car la vitesse, c’est tout, il faut aller vite, toujours plus vite. Le transport de marchandises et d’hommes est un des tendons d’Achille de la société actuelle, où ne comptent que les critères économiques : vitesse, rentabilité, contrôlabilité.

Partout en Belgique, des grands travaux d’axes de transports sont en cours. A Bruxelles également, où un des grands projets est la construction du soi-disant « Réseau Express Régional » (RER). Le long de différentes voies ferrées partant de Bruxelles, des voies supplémentaires sont construites pour que ce RER effectue des « connexions locales » : il s’agit d’une sorte de train-métro qui reliera la capitale à la périphérie de Bruxelles, et aux villes autour dans un rayon de 30 kilomètres (Termonde, Louvain, Malines, Louvain-la-Neuve, Nivelles). Au sud de la ville, des dizaines d’hectares de forêts ont déjà été abattus ; au nord, évidemment dans les quartiers pauvres, des pâtés entiers de maisons doivent être démolis ; à l’ouest et à l’est, les pelleteuses sont en train d’éventrer les quelques prés qui restaient encore. Et au centre, on est en train de creuser un énorme tunnel entre Schuman et le parc Josaphat. Des milliards d’euros sont investis dans ce projet. L’Etat veut ainsi « faciliter la circulation entre le domicile et le travail », c’est-à-dire nous transporter plus vite et plus en sécurité, en perdant le moins de temps possible entre « le temps de repos » (à la maison) et « le temps du travail » (au boulot).

« Finalement, ils investissent dans quelque chose qui profitera aussi à tous, » diront peut-être certains. Mais ils oublient le fait que ce RER est uniquement une réponse à une demande que le système se pose à lui-même, pas à nous. Eux veulent que nous allions plus vite au travail, que nous perdions « moins de temps ». Eux veulent que tout, et nos déplacements aussi, réponde à une logique purement économique qui supprime tous les autres besoins et désirs. Eux veulent que tous nos mouvements soient dictés par une science de l’efficacité où les désirs et besoins non directement rentables (repos, calme, prendre son temps, traîner, se déplacer tranquillement et à l’aise,… surtout quand on prend ceux-ci à notre gré) sont assimilés à du parasitisme social. A leurs yeux, et malheureusement aussi aux yeux de trop d’exploités, les parasites sont ceux qui ne sont pas prêts à sacrifier toute leur vie au veau d’or de l’économie.

Une manière de forcer les gens à reproduire certains comportements, à s’approprier certaines attitudes, consiste à recréer leur milieu, l’espace dans le sens le plus large du mot. Enferme un homme dans d’immenses immeubles à appartements qui ressemblent à des cellules et, peu à peu, leur comportement ressemblera à celui de prisonniers (en sachant qu’au-delà des manipulations dans l’espace qui touchent l’esprit et le corps, chacun reste toujours capable de se dresser contre la prison qui nous enferme). Forcer les êtres humains à survivre dans un milieu où tous les moyens de transport répondent à la logique économique du profit, et ils « guériront » de leur envie de traîner « sans but » mais le cœur grand ouvert dans la rue, comme du fait de « jouir » aussi intensément de leurs déplacements que de leur destination.
Etant donné que nous passons tous une bonne partie de nos journées à nous déplacer, le fait que tous ces déplacements doivent passer par des moyens de transport qui nous aliènent de l’expérience même du déplacement, cela implique une amputation d’une partie importante de nos vies.

Et là, on ne vient que de toucher les conséquences psychologiques et de conditionnement des grands travaux d’infrastructure, comme le RER autour de Bruxelles. D’autres conséquences jouent sur l’espace en tant que tel. A chaque projet de construction, chaque « infrastructure », l’espace se remplit d’avantage de la logique du système (l’économie capitaliste, le contrôle démocratique ou pas,…) : ils ne laissent plus aucun trou de libre. Partout où nous allons, nous nous déplaçons dans un espace qui est entièrement aménagé en fonction des besoins de l’Etat et de l’économie. Personne n’ayant pas perdu ou vendu son humanité, n’aménagerait son espace de telle façon, si lui ou elle pouvait un jour se prendre pour un dieu-architecte. Personne ne rêve d’un monde sillonné par des autoroutes hurlantes, des TGV passant à grand fracas, des fleuves déviés et endigués.

Le projet du RER n’est qu’une partie de ces travaux d’infrastructure avec lesquels ils réaménagent nos vies et l’espace en fonction de leurs besoins. A Bruxelles, n’oublions par exemple pas l’extension prévue du ring (des dizaines sinon des centaines d’hectares de forêts – déjà très rares – disparaitront). La question à se poser dès aujourd’hui n’est pas comment faire changer d’idée à l’Etat par voie de pétitions ou de requêtes, mais de savoir comment intervenir soi-même, de manière directe, pour empêcher et saboter ces travaux. Ce n’est qu’ainsi qu’on pourra de nouveau avoir prise sur l’aménagement de l’espace, et annuler celui de l’ennemi. Ce n’est qu’en obstruant les artères de transport et de communication de cette société, qu’on pourra conquérir du temps pour réfléchir nous-mêmes sur notre temps, nos besoins et nos désirs ici, sur cette planète déjà tellement mutilée.