« Il y a de braves gens. »
Plus ému que je ne veux le paraître, cette fois je me fâche :
« Mais non. Il ne s'agit d'ailleurs pas de cela. Ces gens
ne sauraient être intéressants dans la mesure où ils supportent le
travail, avec ou non toutes les autres misères. Comment cela les
élèverait-il si la révolte n'est pas en eux la plus forte ? À cet
instant, vous les voyez, du reste, ils ne vous voient pas. Je hais,
moi, de toutes mes forces, cet asservissement qu'on veut me faire
valoir. Je plains l'homme d'y être condamné, de ne pouvoir en
général s'y soustraire, mais ce n'est pas la dureté de sa peine qui
me dispose en sa faveur, c'est et ce ne saurait être que la vigueur
de sa protestation. Je sais qu'à un four d'usine, ou devant une de
ces machines inexorables qui imposent tout le jour, à quelques
secondes d'intervalle, la répétition du même geste, ou partout
ailleurs sous les ordres les moins acceptables, ou en cellule, ou
devant un peloton d'exécution, on peut encore se sentir libre mais
ce n'est pas le martyre qu'on subit qui crée cette liberté. Elle
est, je le veux bien, un désenchaînement perpétuel : encore pour
que ce désenchaînement soit possible, constamment possible, faut-il
que les chaînes ne nous écrasent pas, comme elles font de beaucoup
de ceux dont vous parlez. Mais elle est aussi, et peut-être
humainement bien davantage, la plus ou moins longue mais la
merveilleuse suite de pas qu'il est permis à l'homme de faire
désenchaîné. Ces pas, les supposez-vous capables de les faire ? En
ont-ils le temps, seulement ? En ont-ils le cœur ? De braves gens,
disiez-vous, oui, braves comme ceux qui se sont fait tuer à la
guerre, n'est-ce pas ? Tranchons-en, des héros : beaucoup de malheureux
et quelques pauvres imbéciles. Pour moi, je l'avoue, ces pas
sont tout. Où vont-ils, voilà la véritable
question. Ils finiront bien par dessiner une route et sur cette
route, qui sait si n'apparaîtra pas le moyen de désenchaîner ou
d'aider à se désenchaîner ceux qui n'ont pu suivre ? C'est
seulement alors qu'il conviendra de s'attarder un peu, sans toutefois
revenir en arrière.
Extrait
de Nadja,
1964