Les insurrections et les révolutions sont des moments au cours de l’histoire où le temps fait des sauts. Le schéma du temps qui nous est imposé par le pouvoir (l’ennuyante répétition de se lever, aller travailler, etc.) est alors défié par un nouveau temps : celui de la lutte enflammée.
Ce temps est comme un cyclone et la nuit, il empêche les gens à dormir. Jour et nuit des rencontres prospèrent comme des fleurs au printemps, des nouvelles idées sont discutées au rythme du pouls, on lutte, l’homme arriver à poser des actes exceptionnels et à se poser des questions autant exceptionnelles.
Le temps du pouvoir tente toutefois toujours à s’imposer à nouveau au temps de l’insurrection : par la répression brutale, par des élections ou d’autres spectacles politiques, par le chantage économique, par les médias mensongers. Au temps de l’insurrection, il faut savoir tenir ferme, et savoir ce qu’on veut, ne pas se laisser distraire par les nombreux manœuvres et tromperies du pouvoir.
Dans le temps de l’insurrection, il faut viser la destruction du temps du pouvoir. Et pour cela, il faut bien savoir dans quelles formes le pouvoir se concrétise. Ce ne sont pas seulement les dictateurs, les présidents, les rois ou les politiciens qui posent obstacle à la liberté, mais autant les patrons au travail, les leaders de toute sorte, les directeurs de prison et ainsi de suite. Le pouvoir, ce n’est pas seulement le parlement, mais aussi la prison, l’école et l’usine.
Il faut persévérer dans le bouleversement du temps de l’ennemi afin de tenter de le détruire à fond et à comble. Il ne suffit pas de chasser le pouvoir des maisons de l’autorité. Si on ne rase pas ces maisons, un nouveau pouvoir qui s’impose s’installera avec facilité dans les fauteuils de l’ancien régime.
C’est plus facile à dire qu’à faire, sans doute, mais il est important que l’idée existe, car sinon on peut en être sûr que rien de cela n’arrivera.
Dans ce journal, nous avons publié des séries d’articles sur les soulèvements en Libye, Tunisie, l’Egypte, la Syrie, Bahreïn. Ils ont été écrits avec le cœur battant d’enthousiasme, car tant de rage contre les oppresseurs, tant de brèches dans le temps du pouvoir, tant de passion pour la liberté : comment est-ce qu’on n’aurait pas pu accueillir ces soulèvements si ce n’est que les bras ouverts ?
Aujourd’hui, nous sommes souvent tristes en apprenant les nouvelles du cours de ces soulèvements nous nous sommes énamourés et que nous avons tenté de suivre avec le cœur plein d’espoir. Grande percée de l’EIIL au Moyen-Orient. Au moins 40 000 prisonniers depuis la prise de pouvoir du général Sisi en Egypte. Pour ne donner que deux exemples. Et oui, c’est une réalité qu’il y a toujours des gens qui continuent à se battre pour rien de moins que la fin de l’oppression, pour la liberté et la dignité. Et quand nous réalisons des actes insurrectionnels ici, nous pensons aussi à eux.
Mais on doit aussi se poser des questions, analyser ce qui a mal tourné. Car ce n’est pas seulement la prépondérance militaire du pouvoir (l’enthousiasme révolutionnaire est une arme qui n’a toujours pas son égal), mais aussi la « militarisation » de l’insurrection, sa transformation en guerre entre armées plutôt qu’en révolution armée contre tout pouvoir, et par conséquent l’acceptation d’alliances tactiques militaires qui ensuite deviennent comme des coups de couteau dans le dos. Car ce ne sont pas seulement les prisons et les bourreaux, mais aussi la confiance dans des chefs qui n’a pas été totalement détruite et permet alors aux nouveaux leaders d’accéder sans plus au trône ; non seulement le pouvoir, mais aussi les rapports autoritaires entre les gens eux-mêmes. Ce ne sont pas seulement les défauts de l’insurrection là-bas, mais aussi le manque de solidarité offensive ailleurs.
Et comme dans nos articles à propos des insurrections en cours, nous ne prétendons pas d’être complets, fournissant des descriptions détaillées de ce qu’est en train de se passer, de ce qu’il faudrait faire. Nous n’avons pas de solutions prêt-à-porter pour des problèmes difficiles et complexes.
Mais nous voulons bien soulever des questions, et cela sans tomber dans les clichés. Nous voulons poser des questions sans discréditer l’insurrection même, car nous sommes convaincus que l’insurrection est nécessaire si nous voulons une autre vie. Nous voulons poser ces questions parce que nous ne pouvons pas ignorer que ces insurrections peuvent nous apprendre aussi aujourd’hui, encore des choses, des choses réelles qui dépassent toutes les banalités.