Un coup dans l'ordre normale des choses

Cette matinée ne s'est pas tout à fait passée comme prévue au palais de justice bruxellois. Elle ne s'est pas déroulée comme toutes les autres. D'habitude, chaque jour, à la chaîne, les juges inspectent, analysent, humilient et finalement condamnent. Les juges prévoient quotidiennement le cadre légal pour enfermer des gens derrière des barreaux. 5 ans, 10 ans, 15 ans.... Mais parfois, on serre les chaînes un peu moins fort, parce que la machine doit tourner, et la répression seule ne marche pas. Les gens doivent aussi “recevoir une deuxième chance” pour encore fonctionner dans ce système. S'intégrer, avaler leur éducation, travailler, dire oui, baisser la tête... Un TIG (travaux d'intérêt général) par ci, un bracelet électronique par là. Bientôt un GPS et un appareil qui reconnaît la voix, pour mieux pouvoir nous garder sous le joug. Pour priver de liberté ceux qui, jusqu'à l'heure, pouvait échapper à la prison ferme. Des greffiers , les meilleurs parmi les « bons bureaucrates », griffonnent avec précision la fastueuse justice, la font exister. Ils organisent tout méticuleusement, un report par ci, un report par là : “Le détenu a-t-il de nouveau attendu pendant une heure et demie dans les caves glaciales du tribunal ? L'équipe d'intervention spéciale lui a t-elle de nouveau menotté les pieds et les mains, lui a-t-elle de nouveau bandé les yeux ? Ben, on refera tout ça le mois prochain...

Deux personnes sont mortes ce matin. Cette fois-ci, ce n'était pas un prisonnier qui a été étouffé par la matraque d'un maton (ah non, c'était un suicide, n'est-ce pas?). Ce n'était pas non plus un braqueur qui a été abattu après une course poursuite, histoire de ne même plus prendre la peine de l'enfermer. Ce n'était pas un sans-abri qui ne s'est plus réveillé à cause de la misère. À croire les médias, ce petit pays tremble sur ces fondations. Le cœur de la Justice a été touché, le poumon de la Démocratie et l'Artère de la Légitimité. En fait, ce ne sont que les politiciens qui parlent ainsi. Madame j'empeste-la-vie-des-sans-papiers, Annemie Turtelboom et monsieur master plan-10-nouvelles-prisons, Stefaan de Clerck disent être fortement choqués. Mais Stefaan n'a pas pu s'abstenir de remarquer que c'était quand même un mauvais moment pour descendre des juges de cette manière, en pleine campagne électorale.
Donc aujourd'hui il s'agissait surtout de la sécurisation des tribunaux, thème qui est discuté depuis longtemps. Ce n'est en effet pas faux que l'État ait déjà essuyé quelques affronts. Des détenus qui tentent le sprint vers la liberté sans trop de peine, des compagnons qui, à main armée, viennent reprendre leurs potes détenus...et partent par la petite porte. Quasi toute la caste politique est d'avis que le palais de justice doit devenir un bastion hautement sécurisé. Mais avec les justices de paix, c'est déjà plus difficile, car c'est justement leur but de se porter garant de la paix. Et avec tous ces robocops et armes de guerre, ça ne fait pas vraiment l'affaire.

L'audience dans la justice de paix, 4ième canton, ne s'est pas tout à fait déroulée comme toutes les autres. A la fin de l'audience, un homme a pris son arme, et a abattu une juge de la paix et un greffier. Il n'a pas tiré dans le tas, mais sur une juge. Et pas n'importe quelle juge, celle qui avait ordonné de l'expulser de sa maison, et s'était portée garante des intérêts de son propriétaire. Car, à part jouer à l'arbitre dans les querelles entre voisins et dans les divorces, c'est aussi la fonction d'un juge de la paix. Veiller à ce que l'argent reste chez les riches, que les rapports sociaux de ce monde soient maintenus. Envoyer les huissiers lorsqu'il y a des conflits avec les propriétaires ou des factures non-payées, expulser des gens, ordonner les placements forcés dans les institutions fermées pour ceux que cette société a qualifié de malades mentaux...
Dans la soirée, l'homme a été violemment arrêté dans un parc près de la rue de la Loi quand il pointait son arme symboliquement vers les bureaux du gouvernement. Il a pris la responsabilité de son acte et a déclaré avoir agi par vengeance, contre la Justice en général et contre ce juge en particulier.

Ce choix n'est pas tombé dans les oreilles d'un sourd. C'est en effet l'intention derrière cet acte qui dit tant de choses, qui ouvre mille chemins, ou qui peut les fermer. La Justice, tout comme l'État, n'est pas quelque chose d'abstrait, elle est exprimée par des personnes. Des personnes qui peuvent être très réactionnaires, mais tout aussi bien progressistes, des personnes qui veulent rendre le système répressif plus 'supportable', plus 'humain'. En effet, une personne est morte aujourd'hui, une personne qui avait choisi d'être juge et donc de mettre d'autres personnes dans la misère, ce 'tireur' inclus.

Ce n'est pas sans arrière-pensées que, à peine quelques heures après les faits et sans beaucoup d'indications, la police diffuse l'information que c'était un tueur à gages impassible qui avait tiré. Mais ce n'était pas un tueur à gages. C'était un homme qui a d'abord eu des problèmes avec le gouvernement réactionnaire en Iran et qui avait été reconnu comme réfugié politique ici. Un homme qui, comme tant d'autres, ne pouvait plus joindre les deux bouts et avait été expulsé de sa maison.

Ce qu'ils veulent éviter, c'est que puisse vivre l'idée que les choses ne doivent pas forcément rester comme elles sont ; Qu'il y a des responsables à notre misère ; Que chaque exploité pourrait y voir une possibilité. Et pour éviter cela, la figure d'un tueur à gages à sang froid est très convenable. Il reste très loin de nous. Tuer pour l'argent, tuer n'importe qui, travailler pour n'importe qui. Puis, quand cette option ne tient plus la route, ils essayent de le présenter comme un fou frénétique, un homme confus. Mais il n'est pas confus, il a juste compris avec beaucoup de lucidité qui était co-responsable de sa misère et a agi en conséquence. À l'heure qu'il est, ils mettront tout en œuvre pour balayer toutes les questions autour de toucher quoi ou qui, de quelle manière et pourquoi ? Parce qu'ils savent que de telles questions ébranlent leur monde d'oppression. De plus en plus, la pacification de ce pays est brisée, et il est de plus en plus important de parler de l'intention qui porte nos actes. De rendre clair, loin de tous les mensonges des médias et de tout le baratin politique, ce pourquoi nous luttons, et vers où nous voulons aller.