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Le bélier de l’insurrection
... a fracassé une bonne partie des portes de l’Europe
Les soulèvements en Afrique du Nord n’ont, pour nous, jamais été quelque chose de très distant. Tout d’abord parce qu’ils parlent directement à nos cœurs. Ces gens qui mettent à bas le joug de la dictature avec des cris et des actes pour une vie plus libre. Parce que ces soulèvements nous inspirent, nous donnent du courage, comme ils en donnent aussi à pleins d’autres. Parce qu’à travers eux, il est à nouveau possible de songer à des insurrections et à des révolutions, non pas comme quelque chose d’un passé poussiéreux, mais plutôt comme des possibilités actuelles.
Après, c’est aussi simplement un fait que la politique de l’Afrique du Nord est liée à la politique de l’Europe occidentale, tout comme le combat contre les puissants là-bas influence également la politique ici. Considérons, par exemple, l’immigration de ces milliers de gens qui tentent d’atteindre l’Europe à travers la Méditerranée. Maintenant que la situation politique en Tunisie, en Libye et en Égypte est devenue tellement instable, l’Union européenne ne sait plus très bien quoi faire. Les partenaires dictatoriaux qui aidaient l’Union européenne à contenir l’immigration et à déporter les sans-papiers ont été chassés, ou (comme dans le cas de Kadhafi) refusent de continuer leur collaboration avec l’UE. En d’autres mots : les soulèvements ont fracassé une bonne partie des portes entre l’Afrique du Nord et l’Europe, et nombreux sont ceux qui tentent alors leur chance. L'État italien s’est vu obligé de donner des papiers provisoires à une partie d’entre eux, car il ne savait plus quoi faire avec tous ces gens arrivant à Lampedusa. De nombreux migrants ont alors pu continuer leur route vers d’autres pays européens. Sauf que… ces autres pays ne veulent pas accepter ces papiers italiens. Comme toujours, le jeu politique se joue sur le dos des pauvres. Un jeu politique amenant à plus de contrôles aux frontières à l’intérieur de l’UE, à la mise en œuvre des scénarios d’urgence et d’état de siège,… Les soulèvements en Afrique du Nord foncent à pleine vitesse contre les murs érigés par l’abjecte politique de migration de l’UE.
Ce renforcement sécuritaire à l’intérieur de l’UE ne tombe en rien du ciel. Tandis que dans différents pays, des gens sont en train de lutter pour plus de liberté, ici ils sont en train de renforcer nos cages. Partout, de nouveaux camps de déportation (« centres fermés »), des prisons et des modules d’isolement sont construits ; partout, la vidéosurveillance et la présence de vigiles en tout genre s’étendent ; partout, la législation répressive est élargie. Partout, on restreint la liberté. Nous devons nous préparer à les parer et passer à l’offensive, car on sait très bien que la chasse aux sans-papiers s’intensifiera tout comme la chasse à ceux qui enfreignent la loi pour pouvoir survivre ou ceux qui le font parce qu’ils rêvent d’un autre monde. Aussi bien ceux qui n’ont pas de boulot que ceux qui en ont ressentent déjà que l’oppression est croissante. Ils nous font la guerre, à nous tous.
Mais peut-être peut-on aussi voir ces choses d’une autre manière, presque comme un défi. Regarder vers cette réalité non pas comme quelque chose qui nous est imposée, mais comme quelque chose dont nous faisons nous aussi partie. Et que cette réalité dépend donc aussi de notre collaboration et de notre apathie ou justement de notre insubordination et de notre révolte. Laissons un moment de côté les politiciens et leurs chiens pour retourner à nos rêves d’insurrection et de révolution. Sur le continent européen aussi, des germes d’une période fébrile créent des remous. Le mécontentement va grandissant et parfois il s’exprime, par exemple à travers de petites révoltes anonymes ou encore des moments plus collectifs d’affrontement. Sachons aussi que le racisme en Europe est très répandu et qu’il nous faut tenir en compte la possibilité trop réelle d’une intensification de la haine de l’étranger. L'État peut toujours utiliser un épouvantail pour rendre responsable de tous les problèmes une partie de la population, afin que nous oubliions que c’est l'État lui-même qui a fait les lois qui nous pourrissent la vie.
Mais qui sait. Qui sait. Il y a une chance de pollinisation croisée entre les révoltes d’ici et celles de là-bas. A travers les expériences de ceux qui en ce moment même passe la Méditerranée, mais aussi parce que les soulèvements là-bas ont éveillé quelque chose chez beaucoup d’entre nous : il ne nous est pas forcé de passer toute notre vie à genoux, nous pouvons nous battre pour la liberté. Augmentons alors ces possibilités d’une pollinisation en créant des moments où des gens avec différentes expériences de révolte peuvent se rencontrer, peuvent apprendre à parler dans ce monde qui nous monte les uns contre les autres. Arrêtons de nous contenter de survivre et de nous livrer à cette concurrence féroce pour découvrir ce que signifie la camaraderie, ce qu’est la solidarité dans la lutte, le goût qu’a la vie lorsque nous la conquérons, ce que signifie d’essayer de réaliser nos rêves d’une vie libre.
Aussi grande puisse être la pression qu’ils exercent contre nous, une chose est sûre : ils n’arriveront jamais à écraser le désir de la liberté.