L'insurrection pour le pain

J'étais alors un gamin de quatorze ans. C’était en l'an 1693. Quatorze ans, et déjà condamné par défaut à un bannissement de six ans de la ville d'Anvers. Je suis venu jusqu'ici pour vous raconter ce mois de juillet 1693. Ce mois où nous étions beaucoup à ne plus pouvoir avaler la pauvre ration qu'ils nous octroyaient. Et comment nous avons envoyé cette ration, juste assez ou justement pas assez pour survivre, dans leurs grandes gueules.

Écoute, ça commence un samedi. Là-haut, on avait décidé, au-dessus de nos têtes comme d’habitude, que le prix du blé allait de nouveau augmenter. Quoi que je la connaissais déjà, je ne me suis jamais familiarisé avec elle, la faim. Je ne me suis jamais habitué à elle, je n'ai jamais pu supporter sa présence proche, et encore moins l'accepter. Si je le pouvais, je la chasserais de la vie de chacun. Je la pousserais dans un gouffre avec un gros couvercle dessus. Pour libérer ma vie des larmes des enfants affamés du quartier, de la vue des pauvres faces partout autour de moi. Pour libérer mon corps de son élégie lancinante. Ce samedi-là, le moment semblait finalement arrivé. Pour beaucoup, la coupe était pleine. Les boulangers, qui font de l'argent avec notre faim, ne pouvaient pas s'empêcher de rapetisser leurs pains. Suffisamment pour rassembler un groupe de personnes enragées devant la mairie. Le pouvoir politique de la ville a essayé de nous calmer avec de pitoyables promesses. Des mots apaisants, mais ce n'est pas de ce pain-là qu'on irait manger. Nous avons aussitôt pris les rues et brisé les fenêtres des maisons de boulangers rencontrées sur notre chemin. Comme une trombe. Parfois, certains actes sont trop durs à supporter, trop difficiles à digérer. Parfois, il est temps de retrouver sa fierté.

Le lendemain, c'est une femme du quartier qui a battu le tambour et crié pour se rassembler. Nous avons continué avec zèle là où nous nous étions arrêtés la veille, en allant briser les vitres de tous les autres commerçants qui aiment leur fric et rien d'autre. Pas d'argent, pas de pain. Pas d'argent, faim sur l'assiette. Le maire se paya entre-temps une belle frayeur. Le tumulte en ville, c'est dangereux pour son pouvoir. Il appela les hommes à s'armer et ramena, peureux comme un lièvre, les prix du blé au niveau antérieur. Il fit fermer les portes de la ville et prohiba à tous et toutes de se joindre au soulèvement. Il nous interdit de nous révolter, de se révolter contre le manque de contrôle sur nos propres putain de vies.
Lundi, c'était au tour du magistrat de jouer sa petite scène. Il alla de boulanger en boulanger afin de contrôler si leurs pains avaient le bon poids. Il prétendait que oui, mais qu'est-ce que cela changeait au vide perpétuel dans nos estomacs ? Ce vide toujours présent, qui nous est si familier, auquel nous semblons être condamnés. Mais il n'y a rien, rien qui ne nous oblige à nous y résigner ! Nous étions plus que deux cents ce jour-là, et nous forçâmes la porte du boulanger Sint-Peeter. Nous avons vidé sa maison et brûlé ses meubles devant. Sur ce, ses confrères nous dispersèrent, et le pouvoir appela toutes les guildes et autres quartiers pour les aider à étouffer notre soulèvement. Plusieurs groupes écumèrent les rues et, près de la maison du négociant en grains Promen, un bâtard fit feu contre nous depuis sa maison. Il y a eu des morts et des blessés, mais nous ne nous sommes pas rendus. Des morts et des blessés, nous en voyons tous les jours, même quand nous nous tenons à carreau, quand nous restons silencieux et leur permettons de nous tuer à petit feu. Nous nous sommes donc dirigés vers la cave à bière de ce Promen, et l’avons bue toute entière. Quelques membres de la magistrature, le prévôt et les gardes civils accoururent pour chasser la foule. Nous nous sommes alors déplacés directement dans la maison de ce gros lard, avons pillé sa maison, brûlé sa literie, volé son blé et sa touraille. Pendant toute la nuit. Pendant que le magistrat tenait une réunion dans la mairie et racontait aux maîtres et aux doyens qu'ils devaient convaincre les citadins de leur quartier et de leur métier d’éradiquer conjointement le mal. Le mal, c'était nous, et ils avaient peur que notre révolte grandisse. Ils passèrent aux arrestations et prirent trois des nôtres.

Les jours suivants, la répression frappa. 1200 hommes furent montés contre nous. Les portes de la ville d’Anvers restèrent fermées, et quiconque se trouvant près du pillage était considéré comme openbaere vyand vande Justitie, Ruste ende Westandt deser Stadt [ennemi public de la Justice, de la Paix et de la Prospérité de cette Ville]. Tous les rassemblements furent interdits, les étrangers durent quitter la ville, les patrouilles circulèrent toute la journée. Le mercredi, ils octroyèrent même une prime de 600 florins aux mouchards. Quiconque oserait encore attaquer verbalement ou physiquement les commerçants qui portent la nourriture en ville serait sévèrement puni. Ce jour-là, les portes de la cité s'ouvrirent à nouveau, et tous ceux qui entraient étaient contrôlés. Ils étaient en effet convaincus que, parmi les insurgés, se trouvaient nombre d'étrangers et de vagabonds. C’est comme cela que la protestation prit fin, et qu’ils passèrent d'emblée à une nouvelle réduction du poids du pain. Ils cherchèrent des suspects, mais ne purent arrêter que quelques personnes. Beaucoup d'entre nous s'échappèrent. J’étais du nombre.

Je n’étais alors qu’un gamin de 14 ans, et j'ai été condamné par défaut à un bannissement de six ans de la ville d'Anvers. Là où je vais maintenant, je suis devenu étranger. Je resterai toujours vagabond. Là où je suis, je raconte ces histoires du temps où j'avais 14 ans, et où j’expérimentais les jours les plus intenses de ma première jeunesse. Ils peuvent me punir, mais ce que nous avons vécu lors de ces moments-là, ils ne pourront jamais nous l'arracher. Trois jours à Anvers dont j'ai pris goût pour toujours. Le goût de l'insurrection, du conflit poivré. Je rassemble les histoires, celles d’émeutes dans d'autres villes, et je les raconte lorsque je voyage et que je cause des troubles. Je suis peut-être bien un étranger, mais certaines choses sont connues de beaucoup. Notre vie est pillée chaque jour. Certains ont le contrôle sur ce dont nous avons besoin pour vivre, et nous serons toujours en conflit avec eux.

(Ce texte est basé sur les faits réels du soulèvement d’Anvers en 1693)