De Sidi Bouzid à Paris: Brûlons les frontières (et le reste)

Deux semaines après le 14 janvier et la chute de Ben Ali en Tunisie, on pouvait lire une affiche sur les murs de Paris en solidarité avec les insurgés des deux côtés de la Méditerranée. S’interrogeant à haute voix sur les soulèvements populaires, elle commençait ainsi :
« Ces dernières semaines en Tunisie ou en Algérie, des milliers et des milliers d’individus sont sortis dans la rue pour manifester leur rage et leur révolte contre des conditions de vie insupportables. En plein hiver, ces blocages de routes, ces pillages massifs de supermarchés et d’entrepôts, ces saccages de villas de riches et de lycées, ces attaques de commissariats, ces mutineries et autres assauts victorieux contre des prisons nous ont réchauffé le cœur… Aujourd’hui, malgré des dizaines de morts, la soif de liberté des insurgés ne semble pas prête de s’éteindre. Mieux encore, elle pourrait se diffuser un peu partout. Car partout, c’est un peu la même poudre qui s’accumule, celle de la misère et de l’écrasement quotidien. Car partout, et ici aussi, c’est un même monde qui voudrait nous soumettre : un monde fric et de pouvoir pour quelques-uns, d’enfermements et de coups assassins pour tous les autres. Un monde au service des patrons et des Etats, quelle que soit leur couleur, et quelle que soit la manière dont ils entendent nous exploitent et nous contrôler. A présent que de nouveaux maîtres plus démocrates se précipitent pour se partager le gâteau en Tunisie, est-ce vraiment pour cela que des milliers de révoltés se sont battus au cri de ‘Liberté’ ? »

La réponse n’a pas tardé, avec d’un côté la diffusion des soulèvements et insurrections en Egypte, puis en Libye ou en Syrie, et d’un autre avec l’afflux de migrants qui ont débarqué dans la petite île italienne de Lampedusa. Suite à l’instabilité du pouvoir, les opérations de contrôle aux frontières effectuées par la Tunisie, en accord avec l’Europe, ont en effet commencé à diminuer, et parfois même à s’interrompre. Les lourdes portes du continent européen – blindées à coups de camps de rétentions externalisés dans le désert libyen, de navires de guerre au large des côtes italiennes et espagnoles ou de champs de mines à la frontière grecque – se sont alors entr’ouvertes. Près de 26 000 harragas tunisiens ont débarqué en l’espace de deux mois à Lampedusa.
Sous couvert d’« urgence humanitaire », la réaction du pouvoir italien a été l’ouverture de 13 camps de rétention temporaires dans le sud de la péninsule. La mise en place d’un tel dispositif était également liée à l’impossibilité d’enfermer directement tous les nouveaux arrivants dans les centres de rétention habituels (les CIE), qui existent depuis 1998, parce qu’ils ont subi des dégâts considérables ces deux dernières années suite aux révoltes qui s’y sont succédées. Pour les seuls mois de février et de mars 2011, révoltes et évasion collectives ont par exemple partiellement endommagé les camps de Gradisca, Modena, Turin et Bari.

Pour transférer les harragas par centaines sur le continent dans ces 13 « centres d’accueil et d’identification » (CAI), l’Etat a alors aussi bien réquisitionné des navires de tourisme que déployé des bateaux militaires. Dans ces camps, l’objectif était de les trier selon leur nationalité et les nombreux statuts en vigueur (demandeur d’asile, réfugié, sans-papier déjà enregistré dans l’espace Schengen,…) Dans le premier de ces centres, ouvert le 27 mars à Manduria dans les Pouilles pour 3000 personnes, d’immenses tentes bleues estampillées « ministère de l’Intérieur » ont été dressées en rase campagne, au milieu d’une double enceinte de grillages de deux et quatre mètres de haut. Militaires, policiers et humanitaires du type Croix Rouge gardaient et géraient le camp, les uns utilisant la matraque, les autres la persuasion et le chantage.
Dès le 28 mars, près de 500 harragas se sont mutinés et évadés de Manduria : la plupart voulaient poursuivre le voyage et gagner France, ou d’autres pays où ils avaient des contacts. Le 2 avril en début de journée, 200 retenus armés de pierre contre leurs geôliers parvenaient à défoncer les grillages et à s’évader. L’après-midi, tandis que se déroulait une manifestation de solidarité, 400 autres sortaient du camp : beaucoup pour s’enfuir, d’autres pour se joindre à la manifestation, avec de bloquer ensemble la route au cri de « Liberté ! ». Face à une situation sans pareille, les renforts militaires n’y ont rien fait : ou bien ils tiraient sans vergogne dans cette foule en colère, ou ils lui permettaient de sortir à sa guise. C’est ainsi que les portes de Manduria ont été ouvertes de façon permanente… Dans les camps de Potenza, Santa Maria Capua Vetere (édifié sur une décharge d’amiante en Sicile), la situation n’en était pas moins explosive.

Début avril, les gouvernements tunisien et italien ont fini par signer un accord : en échange d’un permis de séjour humanitaire de 6 mois pour tous les harragas arrivés avant le 5 avril, la Tunisie acceptait de réadmettre automatiquement sur son territoire tous ceux qui arriveraient en Italie après cette date. L’Europe lui offrit même en rab des moyens supplémentaires de contrôle (caméras thermiques, bateaux, véhicules tout terrain,…) pour renforcer ses frontières. Du jour au lendemain, les harragas tunisiens ont débarqué à Lampedusa ou ailleurs sur les côtes ont été décrétés immédiatement expulsables. La compagnie Air Mistral, propriété des Postes italiennes, effectuait alors deux vols quotidiens pour déporter 30 tunisiens (plus deux flics par expulsé) à chaque voyage.
Fin avril, alors que des permis de séjour temporaires ne sont délivrés qu’au compte-goutte, les camps d’accueil provisoires changent de fonction en devenant par décret des centres de rétention. Maintenant que les harragas ont été triés selon leur nationalité (il y a aussi des Egyptiens ou des Libyens) et leur date d’arrivée, leur destin était scellé : ce sera l’expulsion forcée ! Bien entendu, il y a heureusement toujours des individus qui se révoltent, comme ce fut par exemple le cas au centre de Santa Maria Capua Vetere. Là, les retenus ont même obtenu que les Tunisiens du camp arrivés après le 5 avril obtiennent à leur tour un titre de séjour temporaire, et que ceux des autres nationalités puissent déposer une demande d’asile. Certains, logiquement méfiants de l’accord passé, ont aussi directement repris leur destin en main : quelques jours après l’accord, 90 retenus organisaient et réussissaient une évasion collective. A Pozzallo, en Sicile, ce furent une quarantaine d’Erythréens et de Somaliens qui se sont révoltés et évadés. Ceux qui ont été rattrapés furent envoyés en prison. Au cours du procès, ils ont raconté leurs multiples tentatives d’entrer en Italie et leur refoulement vers les trois camps libyens où la torture est érigée en mode de gestion, en vertu des accords migratoires entre l’Europe et la Libye. Dans ce pays, les représentants du CNT (conseil national de transition) ont d’ailleurs assuré à plusieurs reprises à l’Italie et à la France que les accords signés avec Kadhafi en la matière resteraient en vigueur s’ils parvenaient à s’emparer du pouvoir. C’est d’ailleurs une des raisons pour laquelle l’OTAN ne bombarde pas la marine libyenne, dont l’Europe a trop besoin pour surveiller ses frontières extérieures.
Dans les centres de rétentions permanents, les révoltes et résistances ont également continué. Le 21 avril par exemple, 15 sans-papiers parvenaient à s’évader de celui de Modena, après avoir scié les barreaux d’une fenêtre. Le 2 mai à Milan, sept Tunisiens raflés à Gênes se révoltaient dans le centre. Incarcérés, ils seront condamnés à 10 mois de prison. Des manifestations de solidarité ont eu lieu devant les centres de Brindisi, Bari, Turin, Modena, Bologne, Manduria, Santa Maria Capua Vetere ou en Sicile.

A partir du 15 avril, au fur et à mesure que les permis de séjour sont délivrés, des milliers de harragas tunisiens tentent de poursuivre leur voyage. Souvent transportés puis abandonnés en rase campagne, ils finissent toujours par rejoindre à pied un centre ville et prendre un train vers le nord, direction Vintimille et la frontière italo-française. Au prix de dizaines de refoulements par les gendarmes français (qui suspendent même tout le trafic ferroviaire le 17 avril), ils finissent généralement par réussir à passer. Après tout ce périple, pas étonnant qu’un de leurs slogans qui fuse spontanément dans les rassemblements et manifs à Paris soit « on est là ! on est là ! on ne bougera pas ! ».

Après plus de deux mois de galère (et après avoir risqué la mort lors de la traversée de la Méditerranée : 2000 noyés depuis janvier), certains de ces indésirables ont commencé à lutter avec des camarades et des compagnons, comme à Marseille ou à Paris, pour se poser dans un lieu, et pour tenter d’arracher des papiers. Même si plusieurs centaines ont fini par accepter le chantage du retour « volontaire » (300 euros), notamment poussés par des associations comme France Terre d’Asile, des centaines d’autres ont bien l’intention de se battre ici, malgré les multiples expulsions de squats ou de rafles.
A notre avis, l’un des enjeux de cette lutte n’est pas seulement le partage d’un même dégoût contre les chiens en uniforme, et l’expérimentation commune de pratique de débrouilles. Lorsqu’émergent des paroles comme « des papiers pour tous ou plus de papiers du tout », « ni police ni charité », « 100% liberté », ou que retentissent à nouveau les slogans des émeutes tunisiennes de décembre et janvier dernier (certes parfois mêlés avec ambiguïté à des chants de stade ou même à l’hymne national), c’est aussi un possible qui peut commencer à se dessiner : celui d’une révolte sans médiation contre toute autorité, et la mise en acte de ce fameux « brûlons les frontières » qui est à l’origine du mot harraga. Si la solidarité avec les soulèvements de l’autre côté de la Méditerranée, c’est aussi de se battre ici sans concession pour la liberté ; et si la détermination des harragas a pu croiser la nôtre lors d’occupations, de manifestations ou de débuts d’émeutes… le chemin commun qui s’ouvre pourrait être (dé)pavé de plus d’une mauvaise intention.

Extrait de Harragas, supplément au journal Pourquoi pas ?, Paris, juillet 2011.