L’ordre doit régner, c’est l’obsession de tout pouvoir. Endiguer et anéantir le désordre, comme celui qui existe encore dans cette capitale de l’Europe, un désordre qui nous permet de respirer encore un peu dans un monde asphyxié, est alors une préoccupation permanente. Ça passe ou ça casse.
Parfois, submergés dans les soucis du quotidien, on a tendance à oublier que les puissants ont des idées pour l’avenir de Bruxelles, car les mots qu’ils utilisent pour qualifier leurs projets resteront toujours difficiles à comprendre pour ceux qui vivent en bas. Ce n’est pas qu’ils seraient plus intelligents, plus érudits, mais tout simplement, ils parlent un autre langage. Pensez simplement à cet énorme monstre qu’est le Palais de Justice, plombant les quartiers bruxellois, symbole d’un pouvoir qui se veut omniprésent. Aujourd’hui, ce n’est pas un nouveau Palais de Justice qu’ils construisent, ce sont des dizaines de projets de réaménagement. La zone autour de la gare du Midi transformée en quartier d’affaires. Les abords du canal destinés à devenir quartiers branchés. A coups de projets de réaménagement, d’îlots d’appartements clôturés et sécurisés, ils pensent pouvoir nettoyer Cureghem, un des foyers de révolte viscérale. Entretemps, le quartier européen devient petit-à-petit une forteresse, accessible uniquement aux politiciens, eurocrates, journalistes, fonctionnaires.
Mais ce n’est pas tout. Bruxelles est un mélange improbable, traversé de contradictions criantes : grandiose capitale de l’Europe et de la Belgique, mais qui en même temps compte la population la plus pauvre et démunie de toute la Belgique. Siège de l’OTAN, l’alliance des assassins en kaki, et en même temps une ville où le dégout pour tout uniforme est plus courant que l’amour pour l’ordre. Plateforme des relations internationales entres les Etats, d’accords économiques, de trafics à grande échelle et, en même temps, carrefour où se rencontrent des gens du monde entier, mais du monde d’en bas, tous porteurs de leur histoire, de leur vécu, de leurs douleurs et espérances, de leurs révoltes aussi.
Bruxelles se compte certes parmi les endroits où la révolte couve en permanence. Prête à exploser, comme une bombe à retardement. Car du mélange entre le désordre qui nous fait vivre dans les rues de Bruxelles et la misère à laquelle nous essayons de survivre, le pas vers l’insurrection contre le pouvoir est franchissable. Et c’est exactement cette possibilité, ce spectre d’une révolte d’en bas, que le pouvoir veut conjurer. Le projet de l’avenir pour Bruxelles, dans les rêves de la caste dirigeante, c’est la pacification, c’est l’effacement de toute velléité de révolte dans cette population récalcitrante. Et ce projet est un ensemble de choses. Ce n’est pas seulement la reconfiguration urbanistique de la ville comme dit plus haut, mais c’est aussi sa sécurisation : des caméras de surveillance partout, un réseau de transport en commun ultra-contrôlé, une police conçue comme une armée d’occupation. Et n’oublions pas la construction annoncée d’une méga-prison, la plus grande de Belgique, au nord de Bruxelles. En fait, la méga-prison est à l’image du grand projet pour Bruxelles : la ville comme grande prison à ciel ouvert.
Il s’agit donc de comprendre comment tous les mesures, tous les projets d’Etat, toutes les directives des différentes polices, font un ensemble, destiné à endiguer le désordre et prévenir une explosion sociale à l’image de celle d’Athènes il y a quelques mois ou celle de Londres de l’année dernière. Les combats à mener seront virulents, mais un choix préalable s’impose : soit accepter et courber l’échine, soit se défaire de toute illusion, de toute confiance dans le pouvoir et se placer carrément sur le champ de la révolte. Au quotidien. Pas comme une bataille en vain, où on lutterait désespérément contre la marée qui monte, mais comme un cri de vie, une affirmation de la liberté que nous voulons, du désordre des désirs qui courent dans nos veines. Les mi-chemin entre la résignation et la révolte, terres fertiles des compromis et de la politique, ne sont même plus envisageables. Les illusions d’une intégration, d’une amélioration des conditions de vie, d’une entente entre les revendications d’en bas et les intérêts d’en haut fondent comme de la neige au soleil. Du côté du réformisme, du petit-à-petit, des manœuvres politiques, du respect de la paix sociale en échange de quelques promesses, il n’y a plus rien à espérer.
Plus tout pointe en direction de la pacification, du sacrifice de tous au nom de l’économie et du contrôle, plus nous devons tendre vers la révolte, se préparer au soulèvement, saisir toute occasion pour passer à l’attaque contre l’ordre de ce monde. Et ce n’est pas un vain espoir en l’air, pas un vœu dans le vide, mais une possibilité concrète.
Alors, comment procéder pour combattre leur projet de prison à ciel ouvert ? Il faut tout d’abord se défaire de la mauvaise habitude de l’obéissance qui persiste. Il n’y a aucune grande organisation à rejoindre ou à construire, ni des leaders ou des chefs à suivre. Il n’y a pas de revendications à rédiger ou à souscrire, pas d’institutions sur lesquelles faire pression. Il faut abandonner définitivement le terrain de la fausse contestation démocratique, électorale ou pas.
Contre leur prison à ciel ouvert en construction, l’insurrection est nécessaire, une insurrection qui balaye violemment les fondements de leur monde qui nous encage. Mais l’insurrection n’est pas un grand moment à attendre patiemment, elle commence aujourd’hui. Elle est comme une tâche d’huile qui peut se répandre à n’importe quel moment. Que ceux qui sont prêts à l’attaque se rencontrent et forment des petits cercles. Qu’ils réfléchissent à où et comment attaquer déjà maintenant le pouvoir et ses représentants. Que ces petits cercles passent ensuite à l’action, donnant ainsi aussi du courage et de l’inspiration aux autres. Qu’entre ces cercles naisse une complicité contre le pouvoir, qui permettra de prendre soin les uns des autres aux moments difficiles et de passer au moment propice à des attaques plus amples contre ce qui nous opprime. Voilà les petites étincelles qui peuvent enflammer toute la prairie.
Quand en 1883, après des longues années de résistance, le pouvoir s’apprête à ouvrir officiellement le grand Palais de Justice plombant le quartier populaire des Marolles, des escadrons militaires sont déployés pour éviter tout débordement, par crainte de ceux d’en bas. Malgré les militaires, malgré les barbelés, malgré les barrages, une foule enragée saccage entièrement le Palais de Justice, le premier jour de son ouverture. Les hauts dignitaires, les juges, les chefs de police, les politiciens fuient en tout hâte pour échapper à la soif vengeresse de la populace qu’ils détestent tant.
Bruxelles d’en bas ne se rendra pas.