Le désastre au quotidien

La catastrophe n'est qu'un signe de l'horreur du monde moderne

Un transport ferroviaire de poisons toxiques déraille à Wetteren. L'intoxication autour de l'accident cause la mort immédiate d'au moins une personne. Les habitants de la zone sont évacués, les « consignes de sécurité » fusent. Ne vous inquiétez pas, l'Etat gère. Comme à chaque désastre, suivre les consignes qui émanent de l'Etat est le pire qu'on puisse faire, au lieu de suivre son propre bon sens et d’écouter son intuition pratique, qui ne sont pas intoxiquées par les impératifs de ce meilleur des mondes d'usines. Tout leur blabla est contradictoire : « ne mangez pas les légumes du jardin », mais « buvez l'eau du robinet » ; « ne buvez plus l'eau », mais « mangez les aliments du frigo » (s’ils sont emballés hermétiquement) ; « retournez chez vous, le périmètre est sécurisé », mais des milliers de litres d'eau contaminée ont été déversés dans le fleuve. Autrement dit, les experts n'osent pas dire ce qui est pourtant une évidence : du poison, c'est du poison, et il circule dans l'air, l'eau, la terre. Mais un tel raisonnement leur semble bien trop simple, d'autant plus qu'il faut absolument éviter qu’on se pose trop de questions de base comme : d'où viennent ces poisons ? Comment cela se fait-il qu’on vive dans un milieu intoxiqué ?

Adressez vous une fois aux ouvriers qui travaillent dans les complexes chimiques, dans les usines sidérurgiques, dans les raffineries, dans les centrales nucléaires, dans les usines de textile, dans les entreprises produisant du plastique, etc. Ils vous affirmeront sans détour que le désastre de Wetteren n'est pas exceptionnel, que c'est leur lot quotidien. Chaque jour, ils sont exposés au poison ; chaque jour, les usines où ils travaillent crachent des fumées toxiques, des eaux contaminées, des produits nuisibles. S'indigner par rapport au désastre présenté comme tel par le pouvoir et son spectacle, c'est oublier que tout désastre trouve sa cause dans le monde tel qu'il fonctionne aujourd'hui, c’est oublier que le fonctionnement même du monde est un désastre.

Les industries ne répondent qu'à leurs propres exigences : le profit et la religion du progrès technologique. Pour cela, le capitalisme a toujours sacrifié et sacrifiera toujours l'humain, l'environnement, la nature. Que ce soit au Bangladesh (et pas seulement quand les caméras de l'Occident s'y pointent par hasard) où les ouvriers meurent par milliers pour produire les vêtements que tout le monde porte, que ce soit dans les mines en Afrique où des centaines de milliers d'ouvriers courbent le dos pour déterrer les métaux si précieux pour l'économie, que ce soit dans les usines à côté d’ici, que ce soit sur les chantiers de construction où meurent et sont mutilés chaque année des centaines de personnes sur le territoire belge, etc., le monstre du capital dévore tout pour réaliser ses profits et maintenir ses rapports de domination.

Qui en porte la responsabilité, demanderez-vous peut-être ? Certes, on ne cessera jamais de souligner que pour changer ce monde, il faut attaquer et éliminer les puissants, les capitalistes, les patrons, ceux qui profitent du désastre quotidien et de l'enfer social. Cependant, il n'y a aucune puissance divine ou extraterrestre qui va venir instaurer le règne éternel de la justice. La responsabilité n'incombe donc pas seulement à ces messieurs, mais aussi à tous ceux qui continuent à leur obéir. Une usine ne peut pas tourner sans ses ouvriers, un Etat ne peut pas exister sans l'aval de ses sujets. Ne me comprenez pas mal, je sais bien que le capital et l'Etat reposent aussi sur la coercition... mais cela ne m'empêche pas de pointer aussi la collaboration et l'acceptation qui sont également des piliers du système et coresponsables du désastre actuel. Celui qui parle encore de la sauvegarde des emplois, doit comprendre qu'il a un cadavre empoisonné dans la bouche. Celui qui parle encore de croissance économique et de progrès, doit comprendre qu'il cautionne les horreurs que produit le capital industriel et technologique. Celui qui parle encore d'une meilleure gestion de l'Etat, doit comprendre qu'il participe à la justification des tortures, des prisons, des expulsions, des guerres… Celui qui ne se détache pas des chaînes morales que la domination a forgé autour de ses mains, comme la passivité, l'obéissance, la non-violence ou le grégarisme, ne sera pas capable de lever la tête, de prendre son arme et d'en finir radicalement avec celui qui l'exploite et l'opprime

Par cela, nous ne voulons pas mettre au même niveau celui qui protège et profite activement du système, et ceux qui le subissent ; nous ne voulons pas dire que l'esclave et le maître sont identiques ; mais tout simplement, que l'esclave qui ne se révolte pas cautionne la persistance de l'esclavage et l'horreur du monde moderne.