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Huit heures du matin. Le matin fou se met en marche. Des millions de gens se traînent au boulot dans des métros bourrés, des trains en boîtes-de-sardines et des routes envasées. Quand la tâche journalière est accomplie, le même scénario se répète dans la direction inverse. Et le lendemain de nouveau, et le jour après encore et encore.
Régulièrement, des enquêtes ridicules sont organisées pour savoir combien de gens sont contents du travail qu’ils font. Contents ? Voir passer des pièces de machine à la chaîne, remplir des formulaires derrière un bureau, servir et « aider » d’autres personnes. Aucune enquête ne pourrait jamais me prouver le contraire de ce que je lis le matin sur les visages de cette masse qui va au boulot. Je n’y lis que de l’aversion, de la contrainte, de l’inutilité et du désespoir qui essaye de se dissimuler dans les petits coups névrotiques sur un portable ou par le biais d’un quelconque magazine avec des soaps qui contrastent fort avec le train-train quotidien. Ou qui se cachent en s’attachant assez paradoxalement et de manière compulsive à l’identité que donne le travail, en professant sans en démordre que « le boulot » donne du « sens » à la vie. Mais ces visages le matin, inoubliables, ne mentent pas…
Au boulot, même, des formes de cohésion, de solidarité entre travailleurs semblent toujours plus loin. En général, les entreprises d’aujourd’hui sont structurées de sorte qu’ils poussent chacun, en haut et en bas, à lécher les pieds de celui qui se trouve juste une échelle plus haut et d’enfoncer celui qui se trouve plus bas. Commander, harceler, jouer des mauvais tours, concurrencer, évincer, balancer : voilà ce que le boulot nous offre comme satisfaction. Nous sommes rachetés par un salaire pour se faire user pour et par quelque chose qu’on ne comprend pas, dont on capte à peine, voire simplement pas, le sens et qui fait tout sauf nous rendre meilleur. Et comme si tout cela ne suffisait pas, on paye encore le prix sous forme de stress, de dépression et de problèmes de santé.
Le dernier mois, des grèves ont éclatés ici et là dans les camps de travail de l’économie belge. Certaines grèves ont suivi les consignes des syndicats qui ont pour fonction qu’ensemble avec le patronat avide de toujours plus de profit, tout se fasse de la manière la plus efficace et économique possible. D’autres grèves comme aux transports publics de la TEC à Charleroi, aux services de voirie à Anvers, Gand et Bruxelles, à l’intercommunale liégeoise d’électricité Tecteo,… les ouvriers ont débrayé spontanément et sans demander d’autorisation aux syndicats ou aux patrons. Quel contraste, ces quelques heures de grève sauvage ! Quelques heures ou jours de grève qui rendent à nouveau possible de parler avec tes collèges, d’être humain à être humain, et pas de « l’unité de production 1» à « l’unité de production 2 », un moment où la prise de l’économie et des patrons doit lâcher un petit peu… Plus que les revendications salariales, pour des meilleures conditions ou plus de résistance aux licenciements, je trouve que les grèves sont surtout des occasions pour saisir le moment de quelque chose d’autre, pour jouir de l’interruption de la routine asphyxiante.
Et que de ce moment puisse renaître la créativité et la force de combat, qu’elle puisse de nouveau couler dans ces corps claqués. Et alors se passent de bels actes comme à Liège où des plombs du centre de commande de l’intercommunale Tecteo ont été sabotés, coupant ainsi l’émission de télévision. Les écrans abrutissants des milliers de Liégeois se sont tus pour un certain temps.
Et était-ce une coïncidence très heureuse que, après tant de grèves sauvages à la TEC de Charleroi contre la pression du travail et pour défendre la pratique répandue de l’absentéisme, 22 bus ont été ravagés par des flammes dans la nuit ? Cet incendie, dont la direction espère qu’elle serait d’origine accidentelle, le rendrait beaucoup moins pratique pour obliger les chauffeurs à faire des heures supplémentaires… car, tout simplement, les bus manquent !
Et est-ce que le sabotage du réseau ferroviaire à Bruxelles, qui a bloqué cinq trains avec comme conséquence que l’heure de pointe a été rendue au désordre, tombe du ciel ? Les ouvriers de la SNCB protestent depuis des mois, voir des années, à coups de grèves et d’actions contre l’insupportable pression du travail. Et au-delà de ça, est-ce que toi non plus tu ne te sens pas tenté de perturber la course folle vers le travail, pour interrompre le marathon de l’exploitation ? Le sabotage, peu importe quelle forme il prend, introduit un inconnu dans le jeu, brise les règles de ce jeu en s’y déplaçant librement, pêle-mêle à travers les différentes cases. Le sabotage ne dommage pas seulement notre ennemi, mais crée aussi un moment qui pourrait sortir de la danse menée par l’économie et l’autorité.
Un regard posé sur le tram le matin en dit tellement plus que le caquetage politique des syndicats, des partis et des patrons. Il n’y a pas de satisfaction à tirer du travail, il n’y a pas de fierté ou de « succès » à conquérir dans les boulots auxquels ils nous forcent. Car le monde fait tourner ce monde et transforme toute activité humaine en contrainte et chantage, en travail. Avec les doux rayons de soleil sur mon visage, je sais que la seule joie à tirer du travail se trouve dans son arrêt, sa perturbation, sa paralysie, son sabotage. Aussi bien seul qu’ensemble, avec les autres. Car leur économie, leurs chiffres de productivité, leur flexibilité, leurs commandes est une atteinte à la joie de vie et la liberté que je désire tellement.