Les négociations entre les partis politiques en vue de former un nouveau gouvernement traînent depuis des mois. Même s’ils font tous, sans distinction, partie d’un même décor, et même s’ils sont tous des partners in politics, ils n’arrivent pas à se mettre d’accord sur certaines questions. Pourtant, il y a bien une chose qu’ils n’ont plus besoin de discuter ni de négocier, une chose qui ne nécessite plus aucun spectacle : les mesures d’austérité.
A Bruxelles, le taux de chômage officiel atteint aujourd’hui le pic historique de plus de 12 % de la population active. Sans compter les dizaines de milliers de sans-papiers qui, n’existant « légalement » pas, n’apparaissent clairement pas dans ces chiffres. Mais il est vrai que les statistiques ont toujours servi à prouver tout et son contraire.
N’étant pas sociologues, nous préférons partir de notre vécu quotidien et de nos propres idées : pour beaucoup d’entre nous, qu’on ait un travail régulier ou qu’on bosse au noir, qu’on dépende de la sécurité sociale ou de la soi-disant économie informelle, il devient toujours plus difficile de joindre les deux bouts. Bosser cinq jours par semaines ne suffit presque plus à payer le loyer. Les allocations chômage ne permettent plus de payer le matériel scolaire. Tandis que les prix montent et que toujours moins de personnes disposent d’un revenu suffisant pour s’en sortir, la concurrence lamine tous ceux qui ne peuvent plus suivre la course. Il nous faut mendier pour trouver un autre boulot au noir (en moyenne 5 euros de l’heure), et jouer des coudes pour repousser d’autres candidats. C’est ça la gueule de la réalité sociale à Bruxelles, et dans bien d’autres villes.
Et voilà que les politiciens vont faire passer de nouvelles mesures d’austérité. Réduire les allocations, assouplir et flexibiliser les conventions collectives de travail, augmenter les taxes,… Si beaucoup de gens le sentent déjà sur leur propre peau, la chasse aux bouc émissaires a également déjà commencé. Les « sans-papiers » qui piqueraient le boulot, les « profiteurs » qui devraient accepter n’importe quel travail, les « autres » qui nous embrouillent. Le pouvoir nous réserve un appauvrissement généralisé sous couvert d’un « chacun doit faire des efforts pour que le pays continue de fonctionner », espérant que nous ne dirigerons pas notre rage contre lui, mais contre ceux qui sont dans la même galère que nous.
Pour occuper tous ceux qui ne voudraient peut-être plus participer au jeu et chercheraient à s’opposer à ce jeté par-dessus bord planifié de tout un tas de pauvres, les syndicats préparent déjà leur kit de protestations paralysantes. Aller manifester une fois à Bruxelles et rentrer ensuite gentiment à la maison ; surtout pas de grèves sauvages ni de blocages de l’activité économique. Pour eux, il faudrait certes peut-être résister, mais sans dépasser le cadre de la concertation sociale, et ni en paroles, ni en pratique. Les syndicats veulent arriver le plus rapidement à un accord avec le patronat pour se dédier ensuite à leur vraie vocation : calmer la base pour que personne ne sorte du rang. Et si les syndicats ou les partis politiques ne réussissent pas à calmer ou à canaliser la rage, il restera encore toute la panoplie d’institutions et d’ordres religieux pour tenter de transformer la rage en prière à Dieu ou à Allah ; ou en une espèce de guerre divine et haineuse contre tous les autres.
Espérer de l’aide d’« en haut » tout en râlant un peu signifie creuser notre propre tombe. Laisser notre rage se faire canaliser et instrumentaliser par la politique ou les institutions signifie nous lier les mains d’avance. Dépérir dans un noir cynisme en affirmant que rien ne changera jamais, revient à se couper directement la main. La seule manière différente, c’est de mener une lutte directe, sans médiation quelconque. Une lutte qui doit viser le système économique en tant que tel, en commençant par refuser un de ses fondements : la concurrence et la toute puissance de l’argent. Ce refus, c’est la base de toute solidarité humaine.
La question n’est pas de descendre par milliers dans la rue. La question n’est pas de construire de grandes organisations pour s’opposer au pouvoir. Un premier pas possible est simplement de partir de nos propres vies. Partout, il y a des gens qui ne se courbent plus, ou qui réagissent en enragés contre une énième atteinte à leur vie. Pourtant, beaucoup pensent qu’il n’y a aucun lien entre par exemple les émeutes récurrentes dans les quartiers bruxellois, les mutineries dans les prisons, et la lutte contre les centres fermés pour illégaux. Évidemment, je ne prétends pas que nous sommes tous en train de mener une même lutte qui serait mystérieusement liée à travers toutes ces révoltes. Non, mais ce que je veux dire, c’est qu’il y a plein d’étincelles qui devraient nous donner du courage, d’étincelles qui nous invitent à réfléchir sur ce que nous voulons, qui nous suggèrent qu’il y en a d’autres qui préfèrent se battre la tête haute plutôt que de se courber encore d’avantage. Peut-être devrait-on même commencer par là : à la recherche de chemins pour en finir avec ce monde qui exploite, enferme, humilie et opprime.