« Mais pour vous, qu’est-ce que ça veut dire… la liberté ? » Et il nous regardait, comme si c’était une question de tous les jours, une question qu’on se pose l’un à l’autre quand on se croise. Un sujet souvent discuté, un sujet à définir. Cette question m’a surprise, cette belle question, je ne savais pas quoi répondre. Mais on était une trentaine dans ce local, et d’autres commençaient à expliquer leur vision.
On était une trentaine dans ce local, une trentaines de rebelles de différents contextes, pays, milieux. Ce qui nous réunissait tous là-bas, c’était une discussion sur la lutte des harragas à Paris. Lui et son ami venaient du Maghreb, deux garçons parmi des milliers d’autres, qui avaient traversé les frontières vers l’Europe suite aux soulèvements là-bas, à la recherche de la liberté.
Mais au-delà de ça, plus profondément, ce qui nous liait dans cet espace, c’est qu’on partageait tous cette lutte, la lutte pour la liberté. On avait partagé un parcours de révolte pendant des années, ou simplement pendant un instant ou deux et on n’avait pas les mêmes conceptions du mot « liberté ». Peu importe, le fait d’y réfléchir, d’en parler, d’en discuter publiquement, me semblait plus important. C’était une occasion rare.
Là, je viens de lire un peu ce qu’un des « pères » de la pensée anarchiste, Mikhaïl Bakounine, a écrit sur le sujet il y a environ 150 ans déjà. Il m’a impressionnée. En deux mots, ce qui lui importe, c’est que la liberté est un rapport social, ce qui veut dire que la liberté n’existera jamais « isolée », mais qu’elle s’exprime en donnant corps et âme à nos liens avec d’autres et plus largement à tous les rapports dans la société. Il a une vision sur sa liberté comme étant nécessairement en lien avec la liberté de l’autre. Si l’autre n’est pas libre, on ne sera jamais libre. En positif : la liberté de l’autre élargit la mienne. Je cite…
« Je ne suis vraiment libre que lorsque tous les êtres humains qui m’entourent, hommes et femmes, sont également libres. La liberté d’autrui, loin d’être une limite ou la négation de ma liberté, en est au contraire la condition nécessaire et la confirmation. Je ne deviens libre vraiment que par la liberté d’autres, de sorte que plus nombreux sont les hommes libres qui m’entourent et plus profonde et plus large est leur liberté, et plus étendue, plus profonde, plus large devient ma liberté. C’est au contraire l’esclavage des hommes qui pose une barrière à ma liberté, ou ce qui revient au même, c’est leur bestialité qui est une négation de mon humanité parce que encore une fois, je ne puis me dire libre vraiment, que lorsque ma liberté, ou ce qui veut dire la même chose, lorsque ma dignité d’homme, mon droit humain, qui consiste à n’obéir à aucun autre homme et à ne déterminer mes actes que conformément à mes convictions propres, réfléchis par la conscience également libre de tous, me reviennent confirmés par l’assentiment de tout le monde. Ma liberté personnelle ainsi confirmée par la liberté de tout le monde s’étend à l’infini. » M. Bakounine (1814 – 1876)
Aujourd’hui, les réflexions sur la liberté ont été radicalement évacuées de la pensée collective. Comme si la question « Qu’est-ce que c’est la liberté ?» n’avait pas d’importance ni de valeur. Ça parle du travail, toujours plus ; des prisons, il n’y en aura jamais assez ; ça parle de Flamands, Wallons, Marocains et je ne sais pas quoi, comme si on avait besoin d’une « nationalité » pour être heureux. Et alors, quand j’entends quelqu’un poser cette question « qu’est-ce que la liberté ? », j’écoute attentivement. De l’air…
Qu’est-ce que c’est la liberté ? La question de la liberté ne sera peut-être jamais « résolue ». On ne sait pas trop comment ça pourrait être, vivre en liberté. Pratiquer la liberté entre nous tous. Tellement nos corps, nos sociétés, nos relations, nos pensées sont en grave manque d’elle. Mais la lutte nous offre le goût de la liberté, nous laisse son parfum dans la bouche.
Il faut du courage dans le combat pour la liberté. Non seulement c’est un combat contre l’Etat, mais aussi un combat contre la société telle qu’elle est aujourd’hui. Contre les normes étouffantes, les pensées limitées, les formes restreintes et habituelles de se rapporter les uns aux autres. C’est un combat qui exige d’oser réfléchir et agir nous-mêmes, en liberté, sans que d’autres nous dictent quoi que ce soit.
Pour moi, l’importance des soulèvements qui bouleversent des parties de ce monde au moment où j’écris ces mots, est parfaitement liée à cette question. Il y a des millions de gens sur cette planète qui sont en train de découvrir la liberté, en criant pour elle, en luttant pour elle. Au moment où on chasse les vieux pouvoirs et histoires, un espace s’ouvre pour expérimenter autre chose, pour se l’imaginer, pour la vivre.
Une dernière tentative alors. Qu’est-ce que c’est la liberté ? Elle n’est certes pas abstraite, la douceur qui viendrait après la révolution, ni atteignable en absolu aujourd’hui, dans ce monde de barreaux. Ce qui va de soi, c’est que j’ai besoin d’elle, car j’étouffe dans ce monde de devoirs. Qu’elle est la tension qui détermine mon bien-être. L’aventure qui me surprend et me donne l’envie de vivre, la raison principale pour laquelle je lutte, pour laquelle je m’insurge. Elle est le thermomètre des sentiments entre toi et moi.
Et alors, raconte-moi de la liberté. Je t’écoute…