Vraisemblablement, c’est la fête, la grande fête. Il y a 50 ans, le moment était arrivé. Congo. 30 juin 1960. L’indépendance du colonisateur belge. La fin d’une époque.
75 ans avant (1885), une réunion des chefs des États européens avec une carte de l’Afrique au milieu de la table. Des lignes sont tracées, au long d’une ligne de faîte, d’un fleuve ou sinon simplement à la verticale avec une règle. Le continent est divisé, chacun se voit octroyé sa partie -s’ils ne l’avaient pas encore conquit eux-mêmes. Léopold II, Roi des Belges, boit du petit-lait. Après des années de lobby, après des quêtes jusqu’en Asie, il a finalement réussi à obtenir une colonie. 80 fois la taille de la Belgique, territoire inconnu pour les Européens, zone neutre entre les colonies des grandes puissances européennes, propriété privée de Léopold II.
Immédiatement, le réputé explorateur Stanley est envoyé en expédition pour trouver de possibles implantations de commerce au long du fleuve Congo. Mais il fallait une bonne occasion, un peu de chance, pour mettre à profit et exploiter ce territoire. Et cette occasion, c’était la demande croissante de caoutchouc à l’Ouest car au Congo, il y en a beaucoup. Un système de bureaucrates et d’officiers belges avec des soldats congolais se met en route. Des buts productifs sont ébauchés, des primes sont octroyées aux responsables blancs qui atteignent des chiffres plus élevés. Aux villageois, on oblige de récolter le caoutchouc et de le remettre aux autorités. Des femmes sont kidnappées et incarcérées comme moyen de pression pour que la production soit suffisante. Des mains et des têtes sont coupées quand bon leur semble. Les villages qui s’y opposent, sont réduits en cendres. La population du Congo est réduite de moitié (c’est hallucinant, il s’agit de 10 millions de personnes). Entretemps, Léopold II fait construire des bâtiments mégalomanes en Belgique (comme le Parc du Cinquantenaire à Bruxelles, le Passage à Ostende…). Il paye le tout de sa poche, avec les profits de son Congo État Libre.
24 ans plus tard (1908). L'indignation internationale, une demande déclinante de caoutchouc congolais, un Léopold affaibli à la fin de ses jours. Léopold II « offre » sa colonie au peuple belge qu’il méprisait autant, dont il a noyé les grèves ouvrières dans le sang. L'État belge développe d’avantage l'État colonial sous l’égide du Ministère des Colonies à Bruxelles. « Un œuvre de civilisation » devrait retaper un peu la façade. Des routes sont tracées, des hôpitaux construits et des écoles ouvertes. Des écoles d’une sorte d’enseignement primaire avec ensuite une école technique pour former des ouvriers. L’hiérarchie est claire ; le travail manuel pour les congolais, les coloniaux belges aux commandes. Ça signifiait aussi que les Belges qui voulaient prendre le bateau en direction du continent africain, devaient d’abord prouver d’être un fonctionnaire d'État, un contremaitre d’une grande entreprise ou de disposer de beaucoup de ressources financières. Un scénario comme à la colonie portugaise l'Angola où les pauvres, blancs et noirs, se retrouvaient dans les mêmes quartiers populaires et bars, doit être évité. La ségrégation est totale. Quand, malgré tout, un enfant est né d’un père blanc et d’une mère noire (ou vice-versa), l’enfant est enlevé du parent congolais et envoyé à un internat blanc. Selon la logique coloniale, l’enfant ne serait peut-être pas aussi intelligent que ses condisciples blancs, mais certainement pas aussi con que les enfants noirs de son âge. Le racisme est total.
Entretemps, vers la fin des années 50, des soulèvements se produisent partout au Congo. Dans le reste du monde, bien de régimes coloniaux se sont à ce moment déjà fait chasser avec succès. La rébellion au Congo se propage, les autorités belges paniquent. Avec toute leur arrogance paternaliste, ils ne l’avaient pas vu arriver. Le processus d’indépendance accélère. Tout semble comme si le Congo était devenu indépendant d’un jour à l’autre. Les colonisateurs se figurent qu’après une transition rapide, le nouveau Congo ne disposant que d’une poignée d’universitaires, aura encore besoin de ces anciens chefs blancs. Mais ceci ne se déroule pas tout-à-fait comme prévu. A l’armée, une mutinerie s’oppose au fait que ce sont toujours les mêmes officiers blancs qui commandent. Le Parti National du Peuple financé par la Belgique (on l’appelait aussi le Parti des Nègres Payés) n’arrive à obtenir le pauvre résultat de 2 pour cent lors des élections. Les Belges augmentent leurs efforts. Ils soutiendront une scission d’une province riche au sud (Katanga), ils feront débarquer les paras de l’armée belge pour étouffer une ville insurgée, ils feront kidnapper et assassiner le premier ministre élu, Lumumba… Entretemps, les États-Unis commencent à s’intéresser aussi au Congo comme élément de leurs jeux géostratégiques avec l’Union Soviétique. Ce sont eux qui, ensemble avec les autorités belges, soutiendront le coup d'état du colonel congolais et qui aideront à se maintenir pendant des décennies.
Mobutu, le nouvel homme fort, dictateur d’un Congo indépendant (1965). Culte de la personne, exécutions publiques, balles de l'armée contre les manifestations et les émeutes. Le système d'exploitation reçoit une nouvelle face. Sa direction implique le droit au vol. Une longue tradition se poursuit alors. Les 35 années qui suivent, ce seront une petite élite autour de lui, quelques entreprises belges et les intérêts politiques des États-Unis qui en profiteront. Ce n’est que quand le comportement du despote devient trop honteux et que ça n’aura plus tant d’allure de poser devant les photographes avec un dictateur que les seigneurs belges et américains prendront distance de leur poulain. Dans l’Est du Congo, Kabila senior lance son armée soutenue par quelques pays voisins. Le chaos dans le pays arrange bien ces pays voisins qui exportent à volonté les matières premières extraites du sol congolais (diamant, or, uranium, coltan). Et aussi, après que Kabila senior ait conquit le pouvoir (1997) et fut succédé par son fils Kabila junior, le Rwanda et l'Ouganda maintiendront la situation de guerre dans l’Est du Congo. D’ailleurs, après le Congo, c’est le Rwanda qui est le partenaire commercial privilégié des États-Unis dans la région. Ils reçoivent de l’aide humanitaire et militaire de leurs amis américains pendant qu’ils exportent des matières premières qui ne sont pas trouvables à l’intérieur des frontières rwandaises. Entretemps, aussi, les chefs chinois ont découvert le Congo et mis en marche leur plan économique.
Kabila junior étendra son propre groupe de fidèles. Des viols, des enfants-soldats, des massacres font tous partie de la guerre silencieuse à l’Est du Congo. La demande de ressources et de matières premières sur les marchés perpétue l’exploitation. 30 juin 1960. L’anniversaire passera probablement inaperçu dans pas mal de maisons au Congo. La fin d’une époque ? L’indépendance ? Qu’est-ce que ça veut dire tout ça? Les gens sont coincés dans une guerre, une oppression et une exploitation féroces. 50 ans d’indépendance n’ont créé que de nouvelles élites, de nouveaux intérêts à défendre. Mais même s’ils se trouvent souvent engloutis sous les grandes cérémonies, la diplomatie et ses intérêts politiques et économiques, les conflits (armés) entre les chefs, la boue salie des mines, il y a là-bas, aussi et comme partout, des petits gestes de révolte, une créativité pour construire une propre vie… Des échos de résistance nous rejoignent et réchauffent nos cœurs.
« Notre colonisateur qui est en Belgique, que votre nom soit maudit, que votre règne prenne fin. »
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Kinshasa, capitale de la République démocratique du Congo. Les bidonvilles y poussent comme de la mauvaise herbe. Un cimetière est entouré par les maisons improvisées de Camp Luka. Officiellement ce n'est plus permis depuis longtemps d'y enterrer les morts. Mais le lieu est toujours utilisé comme un cimetière, et aussi en ce moment comme lieu de rencontre. Des jeunes s'y réunissent, discutent et forgent des plans. Ce sont les fossoyeurs du cimetière de Kintambo. La moitié de la population congolaise a moins de 25 ans. L'espérance de vie moyenne est autour des 40 ans.
Vivre avec la mort dans le dos. Pour les jeunes du cimetière. Pour le pays entier. Quand, dans le quartier, un jeune meurt, ils réclament le corps. Un cortège funèbre devient une protestation, la protestation devient une émeute. Dans un pays où la vie semble peu valoir, la rage s'exclame. Ces jeunes exigent une vie. Les politiciens et les prêcheurs écopent. De la contestation, contre les plus âgés, dans une tradition où les vieux sont les dirigeants de la communauté et les ancêtres sont idolâtrés. Ils appellent ça l'État du chaos.
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