Contre le train à haute vitesse

De la lutte en Italie jusqu'à Bruxelles-Midi

Dans le nord de l’Italie, le massif montagneux qui fait frontière avec la France est depuis déjà plus d’une vingtaine d’années le champ de bataille contre un nouveau tracé du train à haute vitesse. Un tracé qui devrait faire voler un train à travers les montagnes, un tracé qui devrait relier l’Italie en un en un clin d’œil avec les capitales européennes ; tracé qui ne laisserait sur son chemin que la dévastation. Une énième mutilation brute de la nature jusqu’aux affaissements de terrain dans les villes, provoquant l’écroulement de nombreuses habitations. Chaque fois que cet engin passe quelque part avec la rapidité d’une flèche, et que nous fermons vite nos oreilles et détournons nos yeux, ça nous rappelle l’agression sans bornes par laquelle le capital met en loques notre temps, notre espace, nos pensées et nos sentiments.

Peut-être qu’à cet instant tu t’arrêtes une fois de plus de lire, car tu penses : en quoi ça nous importe l’Italie, qu’est-ce que ça peut nous foutre la nature ou la beauté et la quiétude des montagnes tandis que nous vivons dans la métropole, serrés entre les autoroutes, les industries et un incinérateur ? En quoi est-ce que ça pourrait nous toucher cette violence d’un train qui fonce à travers les montages tandis que, jour après jour, nous sommes entourés de violence sous mille formes, tant de violence que nous en sommes devenus insensibles ? Qui en a quelque chose à foutre que quelque part des gens luttent contre la vitesse tandis qu’ici, on préférerait certes que le temps s’accélère ?

Parfois il ne s’agit pas tellement d’opposer des choses, mais plutôt de les relier. A regarder par exemple où le train à grande vitesse touche aussi nos vies par exemple. Faisons une tentative. Devant nous, le plan de Bruxelles. Nous faisons un zoom sur Bruxelles-Midi, gare internationale. Là convergent les rails qu’utilisent pas moins de quatre entreprises différentes de la grande vitesse : le Thalys de l’Allemagne vers la France, le ICE qui relie Bruxelles à plusieurs villes allemandes, le TGV vers le sud de la France et l’Eurostar de Bruxelles à Londres. Bientôt, il y en aura d’ailleurs un cinquième : le FYRA, de Bruxelles à Amsterdam. Et aussi ICE sont en train d’élargir leur offre : de l'Allemagne en passant par Bruxelles vers l’Angleterre. Des dizaines de fois par jour, le train à grande vitesse fonce ici dans nos vies à Bruxelles. A quel prix ?

L’objectif vise Saint-Gilles, en bas. La partie la plus pauvre de la commune. Comme dans tant de quartiers bruxellois, les pauvres n’habitent pas trop loin des riches, et on s’efforce bien de pousser les pauvres plus loin afin de permettre à plus de riches de s’installer sur la commune. Saint-Gilles en bas, près de la Gare du Midi. A côté de cette gare, cet endroit où la vie est transformée en vitesse et argent, vivent des humains. Serrés entre la démolition des maisons afin de faire place pour des hôtels et des restaurants en bas, et d’une invasion de bobos inconscients d’en haut. Serrés entre le besoin d’argent pour survivre et la prison dans cette même commune où de nombreuses personnes qui ont transgressé la loi sont accueillies. Mais évidemment, cette histoire ne concerne pas que Saint-Gilles… la logique du capital et sa dévastation sont partout.

Focalisons-nous sur le quartier européen, en plein Saint-Josse. La commune où vit le pourcentage le plus élevé de pauvres, pas seulement de Bruxelles, mais de toute la Belgique. Le quartier européen, où les institutions se bousculent, où les riches et les puissants de toute l’Union Européenne se réunissent afin de décider de la vie et l’avenir. Où les gros lards en costard se rencontrent autour de champagne et de caviar afin de décider combien ils veulent épargner sur nos dos. Bruxelles, cœur de l’Europe, carrefour de relations commerciales, et de décisions politiques. De là tous ces trains à grande vitesse, ça va de soi. La vermine qui se rencontre à Bruxelles a besoin de transports pour s’y rendre, et à la plus grande vitesse possible. Evidemment, on ne se soucie pas de ce qu’on dévaste en passant, cette mafia ne pense qu’au business et au pouvoir.

Mais ce n’est pas uniquement une question de fric. Tous les ordinateurs portables et smartphones dérobés autour de la Gare du Midi sur un tas et nous ne serons toujours pas satisfaits. Ce n’est qu’une question d’espace spécifique, il ne s’agit pas d’un endroit à Bruxelles qu’on nous avait permis jusque-là de défendre. Il y a bien plus en jeu. Ça concerne aussi la façon dont nous vivons, la manière qui nous fait songer au train à grande vitesse, une manière nécessaire à la perpétuation de cette machine que nous méprisons tant. Attisé et fouetté par le temps, chassé à travers l’espace, avec le portable en main comme pour marquer le rythme de la flexibilité et du contrôle. La vie déchirée en morceaux. Changer de face dix fois par jour parce que chaque environnement, exige de nous un autre comportement. Aliéné du temps, aliéné de l’espace, de nous-mêmes et des autres. Quand nous luttons, attaquons, crachons sur les responsables de ce fumier dans la gueule, on doit aussi accepter le défi d’expérimenter, d’expérimenter une vie autre. Car c’est bien ce pourquoi nous combattons : une vie autre.

Ce n’est pas une question de secondes. Il ne s’agit pas d’être encore plus rapide que le train qui accélère devant nos yeux. Tout comme l’importance n’est pas dans les distances spatiales que nous pouvons franchir toujours plus vite et au prix de tout ce qui se trouve sur le chemin. La nouveauté n’est pas cachée dans un citytrip entre-temps, elle est comme une possibilité en nous-mêmes. Si nous jetons par-dessus bord le temps, nous étendons l’expérience aussi longtemps que nous le voulons. Tout comme notre capacité, les yeux fermés, de transporter l’ailleurs vers ici.

Il s’agit d’ouvrir par la force de nouvelles possibilités, que nous pourrons relier avec d’autres, à travers le temps et l’espace. Le passé et l’ailleurs se faufilent dans le présent et l’ici. Il s’agit de choisir l’offensif, avec le sourire, armé et joyeux. La subversion est la vie qui n’est plus enfermée et figée par la rouille, mais une libre découverte.